\ ARTICLES \
Article | Octobre 2001 : Les dix qui font Microsoft |
Sujet | Microsoft |
Commentaire | --- |
Liens | http://www.01net.com/rdn?oid=161479&rub=2837 |
Bill Gates a renouvelé une partie de sa
garde prétorienne. Anciens ou nouveaux, dans les coulisses ou sur la scène, voici dix
hommes d'influence qui façonnent le présent et le futur de Microsoft. Reportage.
Mercredi 5 septembre 2001, Redmond, près de Seattle. Un homme encore jeune, souriant, et
l'air de s'être trompé d'histoire, prend timidement la parole. Nous sommes dans la salle
de conférences de Microsoft, sur le plus célèbre campus du monde, et Bill Gates
commence son discours... Que dit-il ? Pas
grand-chose. Pourtant chacun, dans l'assistance, se repasse mentalement le film des
vingt-cinq dernières années, curieux de percer le secret de sa réussite. Car il doit y
en avoir un : par quelle succession d'heureuses coïncidences ce patron au charisme
introuvable a-t-il su bâtir un empire de 25 milliards de dollars (près de 27 milliards
d'euros), capable de faire trembler, fût-ce provisoirement, IBM, et de dépasser General
Electric et Boeing en termes de capitalisation boursière ? Et par quelle extraordinaire
alchimie cette société aux allures de camp scout mal retranché a-t-elle pu tenir tête
à ses concurrents, au gouvernement américain, à la soi-disant nouvelle économie et,
last but not least, à la crise qui a suivi l'éclatement de la bulle ?
Un thriller économique
À l'origine, comme souvent, il y a les hommes.
Pas au sens générique cette fois, mais au sens littéral. En effet, on ne trouve guère
de femmes dans le top management de Microsoft. Seule figure une poignée d'hommes
d'affaires, de scientifiques et de financiers, issus pour certains de la vieille garde,
pour d'autres de la concurrence, mais aussi du monde de la recherche ou de l'université
(voir portraits en fin d'article). Fédérateur de ce patchwork : Bill Gates. À chaque
étape décisive de la vie du groupe, c'est sur lui qu'on bute. Depuis le début.
C'est-à-dire en 1975, lorsque Paul Allen et
Bill Gates fondent Microsoft. Débute dans ces années-là une première idylle avec IBM
qui finira par tourner au vinaigre. Un peu plus tard, Paul Allen doit prendre du champ,
victime d'une grave maladie. Bill se retrouve seul et prend les rênes. Et en 1985, Don
Estridge, le « père » de l'IBM PC et grand espoir de Big Blue à l'époque, se tue dans
un accident d'avion. L'activité micro-informatique de la firme d'Armonk ne se relèvera
pas de sitôt. Celle de Microsoft, si.
Dans les années 1990, l'hécatombe se précise
tout en s'amplifiant. Tour à tour, Philippe Kahn, le flamboyant PDG de Borland, Jim
Manzi, patron de Lotus, puis les dirigeants successifs de Novell et de Netscape
sous-estiment Billy the Kid et mordent la poussière. Bill Gates explique dès 1993 que «
décidément, ses concurrents ont trop d'ego ». En 1995, c'est le tournant internet,
aperçu au dernier moment sur La Route du futur, titre du livre que le patron de Microsoft
publie à cette date. Retour du rouleau compresseur, jusqu'au moment où l'opiniâtreté
d'un juge est à deux doigts de faire éclater l'entreprise. Curieusement, c'est
peut-être le juge Jackson qui a, involontairement, sauvé provisoirement Microsoft. Ce
que confirme un proche de la société : « Dans le procès antitrust, il a voulu trop en
faire contre Bill Gates, comme Kenneth Star contre un autre Bill [Clinton, ndlr]. Dans les
deux cas, l'opinion s'est retournée et a sauvé l'accusé in extremis. » Possible.
La tactique change, pas la stratégie
Mais le vrai secret de Microsoft, aujourd'hui
comme hier, c'est de sentir les tendances, les comportements, les attentes des clients
potentiels ou avérés. Ainsi, la société a embauché un sociologue, Marc Smith, qui a
étudié à l'université de Los Angeles. Sa mission : essayer de cerner les profils des
consommateurs potentiels et leurs envies de consommation high-tech. Une fois cet objectif
atteint, il n'y a plus qu'à dessiner les produits, à les fabriquer et à les vendre. Une
démarche simple, qui ne va pas sans un certain cynisme. « Nous avons des caméras qui
observent les gens pendant que nous faisons des présentations sur les projets. En
étudiant les images, on arrive à déterminer leurs réactions et ce qu'ils veulent. »
Est-ce une technique onéreuse ? « Pas du tout ! reprend Marc Smith. Ce qui est cher,
c'est le gars qui pilote la caméra vidéo. » Mais Microsoft utilise aussi ses propres
réunions et ses audio-conférences, pour observer ce dont les participants auraient
besoin pour mieux travailler. « Et puis, il y a tous ces forums, qui se trouvent en
ligne, tous les newsgroups, c'est un champ d'action magnifique pour le sociologue. » Et
pour le businessman.
Résultat : si, en France, tout finit par des
chansons, chez Microsoft, tout finit par des produits. Ainsi, la console de jeux X-Box et
la plate-forme de développement .Net, en cours de finalisation, dérivent directement
d'une analyse comportementale des publics visés. Dans le premier cas, ce sont nettement
les jeunes, frustrés des limitations de puissance de la PlayStation, dans le second, les
professionnels voulant tirer parti des promesses du net mobile.
En revanche, Windows XP, la version grand
public du système d'exploitation, ne semble pas promise au développement fulgurant que
connut Windows 3.0, dès son lancement en 1990, ni à celui, plus mémorable, de Windows
95 en son temps. Il faut dire que la récente présentation effectuée devant la presse
sur le campus de Microsoft s'est soldée par un fiasco. Alors que le technicien
s'apprêtait à lancer une démonstration en bonne et due forme des Cinq bonnes raisons de
passer à Windows XP, le système a rendu l'âme. Mais les hommes de Microsoft, ce ne sont
pas seulement des ingénieurs commerciaux ou des spécialistes des sciences humaines. Ce
sont aussi - une fois n'est pas coutume - des Français ! Car, pour le groupe de Redmond,
la France n'est pas une filiale comme les autres. Certes, Bill Gates posséderait une
maison dans le Midi, comme l'assure une rumeur lancinante. Surtout, les bureaux français,
ouverts dès 1983, ont été tout de suite confiés à un ressortissant national, Bernard
Vergnes. Depuis, la tradition s'est perpétuée. Le chairman de Microsoft EMEA (Europe,
Moyen- Orient et Afrique), Michel Lacombe, est français, comme le president,
Jean-Philippe Courtois. Or cette région est stratégique car elle représente, pour le
groupe, pas moins de 38 filiales. Enfin, le directeur financier adjoint de Microsoft,
Jean-François Heitz, est lui aussi un compatriote.
A l'écoute des forums Obélix
On aurait garde d'oublier, dans cette
énumération non exhaustive, l'actuel directeur général de la filiale française,
Christophe Aulnette, un ingénieur télécoms de 39 ans passé chez Microsoft en 1988. Il
s'est longtemps occupé des grands comptes, notamment à Tokyo. « Quand on m'a rappelé
d'Asie pour diriger la filiale française, j'ai accepté tout de suite. J'y suis depuis le
printemps. » Selon lui, la spécificité française est sensible chez Microsoft. « Il y
a la corp, et il y a la France. Notre filiale a une culture très forte, notamment avec
les forums Obélix... » De quoi s'agit-il ? « C'est un clin d'oeil à la mentalité
française, un peu rebelle, explique un cadre. Ces forums permettent de mettre les choses
à plat et d'expliquer à la maison mère ce qu'il faudrait faire pour s'adapter aux
caractéristiques du marché national. » Ainsi, reprend Christophe Aulnette, « nous
testons aujourd'hui 2 500 logiciels grand public français pour vérifier qu'ils tournent
bien avec XP. »
La maison mère compte ses forces en prévision
d'un hiver rigoureux pour le monde des affaires et de la high-tech. Les finances,
assure-t-on à Redmond, sont saines. « À la grande époque des start-up et de la bulle
internet, nous avions lancé un plan de stock-options très avantageux pour les salariés,
afin d'éviter l'hémorragie, explique un dirigeant. De toute façon, celle-ci n'a pas eu
lieu, car la vague des dot-com s'est tarie. Aujourd'hui, nous ne manquons ni de talents,
ni de trésorerie. »
La société dispose, si l'on en croit le
mensuel américain Red Herring, d'au moins 30 milliards de dollars en cash. Et le magazine
de suggérer aux dirigeants de faire des emplettes qui embelliraient le tableau de chasse.
Lesquelles ? Par exemple, Symantec, spécialiste de la sécurité informatique, mais aussi
le fournisseur d'accès ISP EarthLink, et la start-up de Ray Ozzie, concepteur de Lotus
Notes, naguère best-seller de la messagerie électronique et du travail de groupe.
Il n'est pas certain que Microsoft passe à
l'action : le DOJ (Department of Justice) sommeille et, à Redmond, nul ne songe à le
réveiller. Mais, surtout, le spectre de la récession a remplacé celui du juge Jackson
dans l'inconscient microsoftien. Dans une économie mondiale déboussolée,
l'extraordinaire énergie de l'entreprise ne sera pas de trop pour conjurer l'inquiétude
qui gagne.
En 1993, lors d'une précédente visite sur le
campus, Doug McKenna, alors chargé du recrutement et des ressources humaines, confiait :
« La meilleure façon de s'en sortir quand on doute, c'est de copier ce qu'ont fait les
grandes entreprises qui nous ont précédés. Je parle de celles qui ont connu des crises
de croissance et sont aujourd'hui en pleine forme. » Et de citer Hewlett-Packard, Digital
et nombre de mastodontes en difficulté notoire, quand ils n'ont pas disparu.
Après avoir imposé Word dans les traitements
de texte, Excel dans les tableurs, Access dans les bases de données, Explorer dans les
logiciels de navigation et Windows dans les environnements d'exploitation, Microsoft n'a
plus grand-chose, ni grand monde, à copier. Il lui reste encore à évincer ou rayer de
la carte le lecteur audiovisuel Real Player (Real Networks), au profit de son produit
vedette, Windows Mediaplayer, téléchargeable gratuitement sur internet, et surtout
inclus dans les systèmes d'exploitation depuis Windows 95. L'entreprise s'oriente
désormais vers le multimodal (voix, souris, fenêtre...) et multiplate-forme (PC,
mobiles, consoles de jeux, télévision, PDA...). S'ils veulent tirer les leçons de
l'histoire et projeter leur société dans l'avenir, Bill Gates et ses affidés se doivent
d'écrire une suite qui ne soit pas uniquement bureautique.
De Pierre-Antoine Merlin, envoyé spécial à seattle, Le Nouvel Hebdo
\ ARTICLES \